MOUVEMENT
REPUBLICAIN ET CITOYEN
"L'assourdissant
silence de la gauche", article paru dans Marianne du 13 octobre
LE DÉCLIN DE LA FRANCE SELON BAVEREZ : DIAGNOSTIC JUSTE, MAUVAISES SOLUTIONS
Jean-Pierre Chevènement
La
question du déclin agite la droite française : on voit bien quel en est l'enjeu.
Au pragmatisme du Chef de l'Etat et à un gouvernement taxé d'immobilisme, une
droite libérale radicale oppose non seulement le diagnostic du déclin mais surtout
une ordonnance à la Thatcher.
Mais la gauche aurait tort de ne pas se poser elle aussi la question du « déclin
français », guère contestable hélas, ne serait-ce que pour y apporter ses propres
réponses. Ce n'est pas en attendant, en embuscade, que la droite s'affaiblisse
au gouvernement pour bénéficier d'une alternance « automatique », (ce que j'appelle
« l'effet essuie-glaces »), que la gauche pourra mobiliser son électorat sur
un projet à la fois solide et ambitieux. Au contraire, elle préparerait, ce
faisant, des lendemains qui déchanteraient cruellement.
Nicolas Baverez, dans « La France qui tombe », a dressé un constat clinique
du déclin français, aussi bien pour les deux siècles écoulés que pour les «
trente piteuses », les trente dernières années qui les prolongent, après l'entracte
des « trente glorieuses » (1945-1974) : épargne confisquée par l'Etat ou se
plaçant à l'étranger, préférence pour la rente, insuffisance corrélative de
l'investissement productif sur le territoire national, croissance économique
ralentie par rapport à nos principaux partenaires, ces traits ne sont pas seulement
ceux de la France d'aujourd'hui : ils appartiennent à la longue durée du « déclin
français ».
Ne nous voilons pas la face : le diagnostic de Nicolas Baverez n'est guère contestable
: insuffisance d'abord du taux d'emploi de la population active en France (58%
contre 75% aux Etats-Unis), fuite de l'épargne nationale bien supérieure aux
placements étrangers en France, faiblesse de notre tissu entrepreneurial, base
industrielle en voie de liquidation (délocalisations industrielles, plans dits
« sociaux »), basculement des centres de décision vers l'étranger (Péchiney
n'est qu'un exemple emblématique de la colonisation de notre tissu industriel),
avec à terme d'inévitables conséquences sur la production et sur l'emploi, corrélation
étroite entre un fort taux de chômage et les difficultés d'intégration des jeunes
nés de l'immigration, affaiblissement de notre recherche, misère de notre enseignement
supérieur, anémie graisseuse de l'Etat, de plus en plus incapable de se projeter
dans le long terme et d'assurer les « risques systémiques » face auxquels le
marché est démuni (et quand il s'y essaye, comme sur le dossier Alstom, c'est
pour encourir les foudres de la Commission de Bruxelles, gardienne de l'orthodoxie
libérale).
Nicolas Baverez critique à juste titre la politique du franc fort, puis de l'euro
fort, politique déflationniste poursuivie aveuglément par tous les gouvernements
de gauche et de droite depuis 1983, rendue encore plus néfaste par toutes les
mesures incitant au retrait du marché du travail ou à la réduction des heures
travaillées. Le malthusianisme est tellement installé dans les têtes françaises,
de droite comme de gauche, que notre croissance, depuis plus d'une génération,
en a pris un coup. La productivité n'augmente qu'au ralenti. Un chômage de masse
s'est installé et s'étend. Oui, la France est menacée de devenir un musée en
même temps qu'un simple centre de distribution !
Et je ne puis donner tort à Nicolas Baverez quand il reprend moult des propositions
que j'ai faites pendant la campagne présidentielle : réforme de l'Etat d'abord,
conditionnée par une redéfinition de ses missions, desserrement des contraintes
maastrichiennes qui empêchent l'Europe de renouer avec la croissance, rattrapage
de notre retard technologique, revalorisation du travail et du « site de production
France ».
* * *
Cela dit, je ne suis pas d'accord avec les prescriptions essentielles contenues
dans l'ordonnance du Docteur Baverez, et d'abord parce que je ne porte pas le
même regard sur notre histoire : mon excellent professeur de philosophie, André
Vergez, disait qu'on reconnaissait un homme de gauche d'un homme de droite,
en ce que l'un acceptait, et l'autre pas, 1789. Là où Nicolas Baverez croit
discerner la source de tous nos maux depuis deux siècles dans la rupture radicale
introduite par la Révolution française, je vois dans l'incomplétude de celle-ci
l'explication de nos retards : c'est dans la peur panique de nos classes dirigeantes
devant le peuple et le monde ouvrier et la préférence des classes aisées pour
la sécurité qu'il faut rechercher l'origine des politiques malthusiennes privilégiant
la terre et la rente sur le travail et l'industrie, et cela du XIXe siècle à
nos jours, à la brève exception des « trente glorieuses » (1945-1973).
Dans le modèle « citoyen » que Nicolas Baverez décrit abusivement comme « le
face à face direct de l'Etat et du citoyen », je vois une force insuffisamment
mobilisée non seulement face aux corporatismes mais surtout face aux comportements
rentiers de nos élites économiques. Seul le renouveau du civisme et du modèle
républicain peuvent permettre à la France de s'arracher au déclin. Le vrai défi
est celui de la mondialisation dite « libérale », mieux vaudrait dire comme
les Anglo-Saxons de la « globalisation », car ce sont eux qui en fixent les
règles. Depuis 1973, avec le flottement des monnaies, le dollar, monnaie incontestée
du monde, jouit d'un privilège exorbitant. Les Etats-Unis maîtrisant la majorité
des sociétés multinationales, les institutions financières internationales (FMI
et Banque Mondiale), la puissance de coercition militaire à l'échelle planétaire,
et plus encore toutes les capacités médiatiques de manipulation de l'opinion
publique, gèrent habilement un libre-échange désormais étendu à la dimension
du monde entier. Ils peuvent se payer, depuis le début des années quatre-vingts,
une croissance au rythme double de celui de l'Europe et faire financer un déficit
abyssal (500 Milliards de dollars par an) par le travail et la peine de tous
ceux qui, principalement en Asie orientale, acceptent de produire à bas coût
et de se faire payer en dollars qu'ils convertiront ensuite en bons du Trésor
américain. Ils drainent 80% de l'épargne mondiale et leur dette extérieure est
le double de celle de tous les pays dits « en voie de développement ». Les dés
sont pipés et il me semble que Nicolas Baverez, tout à sa charge contre le «
déclin français », finit par oublier que les déséquilibres financiers et géopolitiques
créés par la politique américaine nous exposent à de graves secousses : récession
économique européenne induite par la chute du dollar, fuite en avant dans la
guerre au Moyen-Orient.
Dans le même temps, la pression déflationniste qu'exercent les pays à bas salaires
et à monnaies sous-évaluées sur nos prix industriels entraîne l'érosion de notre
tissu productif. C'est ainsi que ST Microelectronics, fleuron de notre filière
électronique, veut quitter Rennes pour Singapour ou Delhi. Or, nous sommes impuissants
à enrayer ces délocalisations, dès lors que nous avons accepté au niveau européen
de faire la course avec ces handicaps que sont la Banque Centrale européenne,
toujours en retard d'une baisse des taux d'intérêt, et le pacte de stabilité
budgétaire dont M. Prodi, qui le jugeait absurde il y a six mois, se fait aujourd'hui
le gardien vigilant. Or, la gauche ou plus exactement le PS, là-dessus, ne dit
rien, sinon pour faire surenchère d'orthodoxie libérale et monétaire.
Quand Jacques Chirac a évoqué la nécessité d'assouplir le pacte de stabilité
budgétaire, il est dommage qu'un seul socialiste l'ait soutenu : Gerhard Schröder.
A mon sens, il est temps que la gauche sache rompre avec l'orthodoxie maastrichienne
pour proposer les voies du redressement : une politique de change qui nous donne
de l'air, la réforme des statuts de la Banque Centrale européenne, une relance
industrielle et technologique à travers la coopération des principaux pays européens,
une politique de grands travaux européens financés par l'emprunt, etc. Il faut
répondre à Nicolas Baverez par des propositions fortes.
Celui-ci ne nous explique pas comment on peut désormais rompre avec l'euro fort
qu'il critique à juste titre. L'initiative franco-allemande de croissance n'a
pas apporté de réponse convaincante. C'est toute l'architecture de la politique
économique et monétaire de l'Europe actuelle qui est à revoir. Par rapport aux
défis du XXIe siècle, la soit-disant Constitution européenne met complètement
« à côté de la plaque ». On fait du mécano institutionnel là où il faudrait
un dessein stratégique. L'Europe à vingt-cinq sera une usine à gaz. On fait
comme si la crise irakienne n'avait pas éclairé d'un jour cru la seule question
qui vaille : Europe européenne ou Europe américaine ?
Si nous voulons rééquilibrer le monde pour amener les Etats-Unis à changer de
politique et organiser une « nouvelle donne » à l'échelle mondiale, il faut
évidemment que l'Europe se donne les moyens d'exister face aux défis du nouveau
siècle. Or, curieusement, on n'entend pas la gauche sur ce sujet. Pas davantage
d'ailleurs Nicolas Baverez qui ne semble voir l'avenir qu'à travers l'Amérique.
Nicolas Baverez a tort de se laisse aller à noircir le tableau en flétrissant
notre diplomatie au prétexte de l'isolement diplomatique (sur l'Irak) et du
risque de marginalisation. Il est franchement injuste de parler d'« Azincourt
diplomatique » quand il reconnaît lui-même que la tentation impériale des néo-conservateurs
américains est vouée à l'échec dans la durée. Nicolas Baverez semble croire
qu'il était possible d'opposer au choix américain d'envahir l'Irak une politique
alternative raisonnable. C'est se leurrer considérablement. Le Président de
la République a refusé à juste titre d'associer la France à une guerre imbécile
et injustifiable. Il faudrait que la gauche ait le courage d'avoir sur lui une
longueur d'avance plutôt qu'une longueur de retard : qui ne voit en effet les
risques immenses de fuite en avant que comporte la situation actuelle au Proche
et au Moyen-Orient ?
En lisant Nicolas Baverez, je n'ai pas compris comment il pouvait reprendre
les arguments de Donald Rumsfeld opposant à la « vieille Europe » (Allemagne
et France) une « jeune Europe » (Grande-Bretagne, Italie, Espagne, pays de l'Europe
centrale et orientale) ralliée au libéralisme et au panache américain. Vision
trop idéologique : l'Europe c'est, économiquement et géographiquement d'abord
la France et l'Allemagne, qui doivent s'appuyer sur la Russie si elles veulent
pouvoir peser dans les affaires internationales. Il faut prendre la mesure du
temps. La longue durée seule pourra démontrer le bien-fondé de la position française
dans une crise internationale qui n'est pas derrière nous. Cette position a
quand même évité que la guerre d'Irak n'apparaisse comme la guerre de l'Occident
tout entier contre l'Islam ! Ce n'est pas un petit résultat ! Mais les difficultés
restent devant nous : c'est pourquoi la France tout entière, y compris la gauche,
doit se mobiliser pour refuser la perspective d'une guerre de civilisations.
La mondialisation des échanges est un défi dont il faut prendre la mesure véritable,
qui est politique autant sinon plus qu'économique. C'est à en changer les règles
que l'Europe peut contribuer. C'est pourquoi la division de l'Europe au moment
de la crise irakienne n'a pas à être déplorée : elle est porteuse à terme de
profonds changements dans les rapports de forces internationaux. Coller à la
Grande-Bretagne n'eût servi à rien. La France doit tracer un autre chemin :
celui d'une autre Europe, capable d'agir par elle-même dans les relations internationales.
Avec les Etats-Unis, si c'est pour jeter les bases d'un nouveau « New Deal »
à l'échelle planétaire et sortir les pays pauvres de leur misère, mais aussi
avec la Russie et la Chine pour contenir, s'il le faut, les risques du néo-impérialisme.
Il ne suffit pas, comme le fait Nicolas Baverez, de s'en prendre aux « corporatismes
» du secteur public pour redresser le pays. Nos services publics sont aussi
un élément de notre compétitivité. Il faut remettre en cause la prépondérance
de la finance et de la rente, redonner à la France le sentiment d'un grand dessein.
De toute évidence nous sommes à la veille d'une profonde crise européenne et
mondiale. Les formules anciennes sont usées. Avec la mondialisation et l'élargissement,
l'Europe est devenue de fait une grande zone de libre échange.
Nicolas Baverez parle d'un repositionnement diplomatique et stratégique de notre
pays. C'est d'abord en Europe qu'il faut repositionner politiquement la France.
A vingt-cinq, le fédéralisme est illusoire. Pour que l'Europe puisse tenir dans
la compétition mondiale, il faut une stratégie autour du couple France-Allemagne.
Or on nous offre un mécano institutionnel. Il est temps que les peuples prennent
la parole. Le Président de la République s'était engagé à soumettre le projet
dit de Constitution européenne à référendum populaire. Qu'il le fasse ! Quand
nous aurons rétabli notre situation politique en Europe, nous pourrons nous
repositionner dans le monde, un monde multipolaire qui ne saurait se réduire
à l'alliance américaine.
La France a plus besoin d'un Etat stratège appuyé sur la confiance des citoyens
et la mobilisation de ses atouts que d'une « thérapie de choc » libérale, dont
on a vu ailleurs les résultats peu convaincants. Le déclin de notre pays est
réversible, mais le modèle républicain offre plus de ressources pour l'enrayer
que le recours, avec vingt ans de retard, à un thatcherisme à la française.
On aimerait entendre, à gauche, des discours argumentés pour répondre aussi
bien au diagnostic acéré de Nicolas Baverez qu'à la médecine très critiquable
qu'il propose. Mais pour faire des propositions, encore faudrait-il avoir le
courage de rechercher la vérité et de la dire. Il faudrait rompre avec le chemin
suivi depuis 1983 ! C'est évidemment très difficile…