MOUVEMENT REPUBLICAIN ET CITOYEN

INTERVIEW DE JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT ET GUY SORMAN AU NOUVEL OBSERVATEUR (SEMAINE DU 25/09/03)

Alstom : sauvetage ou gabegie ?

Jean-Pierre Chevènement

Fallait-il que l'Etat joue les brancardiers d'Alstom ou laisse faire le marché ? Les points de vue de Jean-Pierre Chevènement, partisan du sauvetage, et de Guy Sorman, économiste libéral.

Le Nouvel Observateur : Fallait-il que l'Etat vole au secours d'Alstom ?

Jean-Pierre Chevènement : Bien sûr. Cela fait des années que j'alerte les gouvernements successifs sur la situation de plus en plus périlleuse de cette entreprise, qui détient des technologies clés. Aujourd'hui, ses finances sont tellement dégradées du fait des choix de ses anciens dirigeants - 15milliards de dettes et de garanties données à l'aveuglette, pour moins de 1milliard de fonds propres - que seule une prise de participation publique pourrait redonner confiance aux clients qui fuient. Ces six derniers mois, le carnet de commandes a fondu de 28 % ! Hélas, la Commission européenne s'est opposée de manière irresponsable à cette recapitalisation. On se rabat donc sur un montage financier aléatoire, qui sera moins efficace.

Guy Sorman : Le sauvetage d'Alstom est une nouvelle illustration des méfaits du capitalisme mixte à la française. Une fois de plus, ce modèle, qui joue sur deux tableaux - le privé et le public -, n'a pas fonctionné. Comment les banques françaises ont-elles pu laisser cette entreprise s'endetter à ce point ? Alstom est un nouveau Crédit lyonnais ! Car la même élite d'énarques et d'inspecteurs des finances est à la manœuvre. Dans la plus totale confusion des genres. En injectant 800 millions d'euros dans l'entreprise en faillite, le gouvernement pénalise les contribuables et les entreprises les mieux gérées au profit de la technocratie dirigeante. Cette « collectivisation des pertes », qui intervient après la « privatisation des bénéfices », est facilitée par une intense propagande. On nous place devant une alternative manichéenne : c'est soit l'étatisation soit la disparition de 118000 emplois. La réalité est différente : en cas de démantèlement du conglomérat Alstom, les activités rentables seraient reprises et ces emplois, sauvés.

NO : Comment jugez-vous l'intervention de Bruxelles ?

JPC : Pour conduire une pseudo-enquête qui va prendre des mois et qui aurait pu être bouclée en vingt-quatre heures, la Commission européenne a pris le risque de tuer Alstom. Certes, le traité de Maastricht (que j'ai combattu en son temps) prohibe toute politique contrevenant au principe d'une économie ouverte, mais il est appliqué sans discernement, au nom d'une doctrine libérale formaliste. Et le comble, c'est qu'au nom de la concurrence la Commission va contribuer à placer l'allemand Siemens en situation de monopole européen !

GS : Bruxelles fait son boulot. Les commissaires sont nos représentants, et ils appliquent des règles que la France a votées. Dans cette affaire, on oppose Paris et Bruxelles : c'est absurde ! Depuis le traité de Rome, la construction européenne a permis à la France de contenir un tant soit peu ses déficits publics et de mieux gérer sa monnaie. En moyenne, on y a gagné 1% de croissance par an. Alors pourquoi faire des exceptions à la loi européenne quand une entreprise privée est en difficulté ?

NO : Alstom peut-il rebondir ? Ne fabrique-t-on pas un « nouveau Bull », dont l'agonie a coûté plus de 5 milliards d'euros à l'Etat ? JPC : Alstom n'a rien à voir avec Bull. Cette entreprise détient un formidable outil industriel et œuvre sur des marchés - l'énergie et le transport - qui croissent de 3 % par an. Après la privatisation d'Alcatel-Alstom (NDLR, en 1988), elle a surtout pâti de la financiarisation excessive de notre économie. A cet égard, Serge Tchuruk, le patron d'Alcatel, porte une lourde responsabilité : avant de se séparer d'Alstom en l'introduisant en Bourse, Alcatel a siphonné dans ses caisses près de 3 milliards d'euros. Ensuite le PDG d'Alstom, Pierre Bilger, a multiplié les acquisitions ruineuses, notamment les turbines à gaz pourries du suédois ABB. Dans ma circonscription de Belfort, les effectifs ont déjà plongé en quelques années de 8000 à 3300 salariés, et la direction a déjà annoncé 1000 suppressions d'emplois supplémentaires. Demain, il faudra veiller à ce que l'argent public ne serve pas à accélérer les délocalisations.

GS : Grâce à l'argent des contribuables, Alstom va être sauvé. Mais on s'oriente vers un démantèlement à la Vivendi. Des activités devront être cédées, et la restructuration en cours depuis plusieurs années va se poursuivre. Bref, après avoir utilisé les syndicats pour faire monter la pression, la direction, soutenue par Bercy, risque fort de les décevoir…

Propos recueillis par Sylvain Courage.

Jean-Pierre Chevènement est maire de Belfort où Alstom emploie 3300 salariés.

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