MOUVEMENT
REPUBLICAIN ET CITOYEN
TRIBUNE
DE SAMI NAÏR PARUE DANS LE QUOTIDIEN LIBÉRATION (ÉDITION DU 24/09/03)
OMC, dépasser l'échec
L'Europe doit repenser ses choix stratégiques, tenir davantage compte du Sud,
et notamment des besoins de l'Afrique.
Les négociations de Cancun (Mexique) ont pris fin le 14 septembre sur un constat
d'échec. Le cycle dit du « développement », lancé à Doha en 2001, est mort.
Il a échoué sur ce qui devait être sa principale mission : le développement.
Les causes de cet échec ? Deux, au moins, retiennent l'attention. La première
réside dans l'attitude des pays riches. Trois semaines avant le sommet, les
Etats-Unis et l'Europe ont élaboré un compromis sur l'agriculture, dossier essentiel
de la conférence. Ils pensaient, comme par le passé, que ce texte tiendrait
lieu de document de travail et « cadrerait » les débats. La conférence ouverte,
les pays riches ont négocié comme si l'accord était acquis. Des pays du Sud,
ils attendaient qu'ils soient les acteurs dociles de cette parodie de négociation.
Mal leur en a pris ! Pour la première fois depuis la conférence de Bandung (Indonésie)
en 1956, le Sud a réagi. Vous voulez comprendre cette réaction ?
Prenez le cas du coton. Il représente 75 % des recettes d'exportation du Bénin,
50 % des entrées de devises au Mali, c'est le premier produit d'exportation
du Tchad, il est également essentiel pour le Burkina Faso. Plus de 10 millions
d'Africains vivent du coton. Or ces pays sont dans l'incapacité d'écouler leur
production sur le marché mondial à cause des subventions massives octroyées
aux producteurs occidentaux. Aux Etats-Unis, ce ne sont pas 10 millions de personnes
qui sont en jeu, encore moins l'économie entière d'un pays, mais seulement 12
000 agriculteurs qui ont bénéficié en 2002 de plus de 4 milliards de dollars
de subventions ! Les échanges agricoles mondiaux relèvent plus ou moins de ce
schéma. Le Sud a refusé de s'engager plus avant dans le processus de libéralisation
: il veut obtenir du Nord un engagement sur l'ouverture de ses marchés et sur
l'élimination progressive des subventions aux agriculteurs.
Les forces en présence dans cette bataille n'avaient pas les mêmes intérêts.
Trois pôles s'affrontaient à Cancun. D'abord, les pays riches, favorables à
une ouverture des marchés sans véritable remise en cause de leur système de
subventions. Ensuite, les pays émergents (Brésil, Inde, Chine principalement),
également favorables à l'ouverture des marchés mais avec élimination totale
des subventions. Ces pays, dont la puissance économique va croissant (la Chine
est devenue exportatrice nette de produits agricoles depuis 2002), bénéficient
d'une main-d'oeuvre bon marché et de capacités de production redoutables. Ils
sont en mesure d'affronter la concurrence mondiale, si celle-ci n'est pas biaisée
par le jeu des subventions.
Enfin, les pays les plus pauvres. Pour eux, l'accès aux marchés du Nord est
vital, le plus souvent pour un ou deux produits seulement. Mais ils ne peuvent
survivre dans un monde totalement ouvert. Or, même si ces pays craignent la
poursuite de la libéralisation des échanges, un intérêt commun vital les liait,
à Cancun, aux pays émergents : le démantèlement des subventions au Nord, c'est-à-dire,
pour eux, le droit de produire et de vivre de leur production.
Pour défendre cette revendication, les grands pays émergents (Brésil, Inde,
Chine) ont formé le Groupe des 21 (essentiellement des pays d'Amérique latine
et d'Asie, rejoints par des pays d'Afrique). Dès lors que le Nord refusait de
prendre en compte leurs revendications sur l'agriculture et le dossier coton,
ils refusaient de négocier sur les sujets importants pour le Nord : investissements,
transparence des marchés publics, concurrence, facilitation des échanges. Les
pays du Nord ont sous-estimé la solidité du front Sud, croyant que les divergences
d'intérêts allaient faire exploser leur coalition. Là aussi, ils se sont trompés.
Cela signifie-t-il pour autant que le Sud sorte gagnant de ce bras de fer ?
Malheureusement non. On peut regretter l'échec des négociations pour plusieurs
raisons. D'abord, c'est un nouveau coup porté au multilatéralisme et aux efforts
de régulation de la mondialisation. Car, dans un monde dominé par une seule
superpuissance, l'élaboration de règles communes, contraignantes pour tous,
constitue une protection autrement plus efficace pour les faibles que le face-à-face
avec les Etats-Unis. Ceux-ci ne s'y sont pas trompés. Robert Zoellick, leur
représentant à l'OMC, a déclaré à la sortie de la conférence : « La stratégie
commerciale des Etats-Unis avance sur plusieurs fronts. Nous avons des accords
bilatéraux avec six pays. Nous en négocierons avec quatorze autres. » Par ailleurs,
à un an de l'élection présidentielle américaine, cela permet au gouvernement
actuel de ne pas s'engager dans la réforme du Farm Bill, système de subventions
aux agriculteurs qui a beaucoup fait pour la popularité du président Bush. Enfin,
le gouvernement peut étendre ouvertement dans le domaine commercial sa politique
brutalement unilatérale dans les autres domaines. Zoellick a fait comprendre,
sous forme de menace voilée, que le gouvernement américain ferait à l'avenir
la différence entre les Etats qui ont « coopéré » à Cancun et les autres.
Pour les Européens, l'échec des négociations est négatif. Ils ont intérêt à
la mise en oeuvre d'un système de régulation efficace de la mondialisation.
Et c'est seulement à travers le multilatéralisme qu'ils peuvent peser sur l'évolution
de l'économie mondiale. Quant aux pays du Sud, le statu quo actuel, caractérisé
par une fermeture de fait des marchés du Nord à leurs productions, leur est
si défavorable qu'ils apparaissent comme les grands perdants de cet échec. Certes,
là encore, il faut nuancer. Si leur refus les oblige à supporter plus longtemps
une situation déjà dramatique pour leur population, ce non symbolise aussi l'entrée
dans une ère nouvelle. Les pays riches ont sous-estimé à la fois l'émergence
de véritables puissances économiques nouvelles au Sud (Brésil, Inde, Chine)
et le refus d'une pauvreté qui « cancérise » les pays pauvres. Les prochaines
décennies seront en outre celles d'un basculement démographique qui verra le
Nord vieillir, s'amenuiser, face à un Sud puissamment jeune. 98 % de la croissance
démographique aujourd'hui se réalise au Sud. Qui peut croire que l'on puisse
continuer à refuser le développement à ces populations ? Le non du Sud peut
apparaître comme une victoire immédiate et concrète pour les Etats-Unis, mais
il est en réalité une victoire symbolique pour le Sud. Ce n'est pas peu.
Deux voies s'ouvrent désormais pour l'avenir des relations commerciales mondiales.
Celle du statu quo et du développement du bilatéralisme, privilégiée pour l'instant
par les Etats-Unis. Elle ne permettra ni de répondre aux besoins des pays émergents
et pauvres, ni de relever les défis de la mondialisation.
Celle, ensuite, d'une réforme de l'OMC. L'Europe doit s'engager dans cette voie.
C'est la seule qui puisse déboucher sur de nouvelles régulations de la mondialisation.
Pour cela, il ne faut pas que les négociations commerciales soient soumises
à un régime différent des autres négociations multilatérales. L'OMC doit être
intégrée à l'ONU de façon à ce que ses travaux puissent être conduits en cohérence
avec ceux des institutions onusiennes : Bureau international du travail (BIT),
Organisation mondiale de la santé (OMS), etc. La création d'un « conseil de
sécurité économique », réunissant les grands pays industrialisés, les grands
pays émergents, les représentants des pays les plus pauvres, permettrait d'orienter
l'évolution de la mondialisation non en fonction des intérêts des multinationales
et des lobbies économiques, mais vers des politiques visant un développement
plus équilibré de la planète. Cela suppose que le Fonds monétaire international
(FMI) et la Banque mondiale agissent également en cohérence avec la nouvelle
OMC, d'où leur nécessaire soumission au « conseil de sécurité économique ».
Une telle réforme sera difficile à mettre en oeuvre. Le gouvernement américain
actuel a déjà fait savoir qu'il y était opposé. En attendant, l'Europe doit
repenser ses choix stratégiques dans la perspective des prochaines négociations.
Il lui faut, de toute évidence, tenir davantage compte du Sud, et notamment
des besoins de l'Afrique. Voisine de ce continent, elle doit « profiter » de
l'échec actuel pour faire valoir le point de vue qui a longtemps été le sien
et qui le reste partiellement : celui de relations différenciées avec les pays
les plus pauvres. Les accords régionaux qu'elle a noués avec les pays méditerranéens
et les pays d'Afrique pourraient être repensés dans une perspective de solidarité
plus grande et de recherche de complémentarités plus étroites. La rénovation
des accords régionaux peut constituer la matrice d'accords internationaux futurs,
enfin acceptables pour le Sud. Par son passé, comme par sa proximité géographique,
l'Europe est la mieux placée pour impulser ce changement.
Sami Naïr est député européen MRC et secrétaire
national aux relations internationales.